Un cahier neuf.

La Baie, le 24 du troisième mois.

Nous voilà à peine installés et déjà les fantômes du passé réapparaissent. Des gens que j’ai plaisir à voir, comme Mayan, qui va se marier, mais avec un brun cette fois ci, et d’autres, que je vois revenir sans plaisir, parce que j’apprends des choses que je ne savais pas, comme des altercations avec Michal à mon sujet. Il y a aussi des ombres sur les toits, apparemment des gens qui nous filent ou plus probablement filent Michal, parce que ce n’est pas moi qui risque d’attirer le monde. Et puis encore d’autres que je comptais revoir et qui se sont éloignés, et cela m’attriste.

Tout ça n’est pas simple à gérer, surtout ajouté au fait que Michal a un peu de peine à se situer face à moi depuis notre retour, comme si, de revenir là, nous obligeait à redéfinir notre relation, nous repositionner, savoir comment être l’un avec l’autre, car nous avons vécu tellement de choses ensemble que nous avons nécessairement changé.

Il sait comme je peux me laisser éteindre pour me mettre dans son sillage, et il n’en veut pas, ou plus, mais en même temps, il aime à me sentir lui appartenant, presque corps et âme, ce qui me comble, c’est une évidence. Mais de devoir assumer ces deux aspects aussi radicalement opposés de ma personne, me plonge dans une vulnérabilité phénoménale, et me demande par contrecoup, pour ne pas trop en souffrir, une énergie, une force, une volonté, qu’il n’imagine sans doute pas.

Quoi qu’il en soit, je l’aime, je suis heureuse avec lui, je sais que ma place est à ses côtés, avec Dustin et peut-être d’autres petits Loumis à venir. Pour le moment nous continuons de monter ensemble, main dans la main, notre organisation artisanale et, au vu du monde qui commence à venir nous le voir, je pense que cela devrait bien marcher.

Theramore, le 27 du mois.

Que se passe-t-il ? Tout avait l'air d'aller bien, même si nous avons dû quitter précipitamment la Baie et acheter en urgence une taverne sur Theramore, et voilà que Michal va de plus en plus mal, comme si un mal le rongeait de l'intérieur. Un mal que je lui connais, une angoisse qui le prend en journée quand il part travailler ou en courses à l'extérieur, et qui ressort à peine le voilà revenu près de moi. Un mal qui, surtout depuis l'été dernier, ou peut-être plutôt depuis le faux accident, nous a causé bien des soucis, jusqu'à le faire délirer devant moi, certains jours, puis tomber de sommeil ou d'évanouissement, et ne se souvenir de rien en se réveillant.

Déjà hier soir il était assommé avant même la fin du dîner, s'endormant sur son assiette, incapable même de me parler, obligé d'aller se coucher dès 21 heures alors que nous devions aller en visite et qu'il m'en avait parlé le matin encore. Et voilà que ce soir, même scénario, tout ça parce qu'il a voulu m'embrasser et que je n'étais pas très disponible, vu qu'il venait de m'annoncer qu'il comptait ressortir son armure et son bouclier, sous entendant par là qu'il comptait donc reprendre une activité guerrière alors que nous avions convenu de rester tranquilles avec Dustin dans un lieu qui nous ressemblerait.

Non pas que je n'avais pas envie d'un "petit câlin" comme il dit, et j'avais encore en souvenir la délicieuse soirée de dimanche où nous avons disserté ensemble sur la définition du mot câlin, mais là, je n'ai pas su réagir aussi bien qu'il en avait envie, justement parce qu'il venait de m'annoncer sa décision, ou tout du moins me faire part de son envie de reprendre armes et bouclier de guerrier, ce à quoi je ne m'attendais pas du tout et qui, à force de changements répétés et imprévus, m'angoisse toujours un peu.

Je l'ai obligé à se coucher encore de bonne heure ce soir, me privant de sa présence alors que je l'avais attendu toute la journée et qu'il m'avait manqué déjà toute la soirée d'hier, et il en était tout retourné, me suppliant de ne pas l'abandonner, comme si c'était une pensée qui pouvait m'avoir effleurée. Cela ne servait à rien de le faire parler, il commençait déjà à délirer, parlant de rêves sans que je n'y comprenne rien. Je préfère le laisser dormir seul le temps que je trouve moi même le sommeil. Je lui ai fait promettre de réfléchir, ou d'essayer au moins, à ce qui s'est passé hier et aujourd'hui.

J'ai l'impression que quelque chose en lui devient trop douloureux, peut-être parce que nous sommes de nouveau à découvert du monde, que nous sommes sortis de notre retraite et que nous avons décidé de ne plus vivre cachés, peut-être parce que justement, comme il me disait ce soir, nous sommes enfin dans un endroit où nous pourrons vivre entièrement, complètement nous même, je ne sais pas. En tout cas j'y suis mêlée, bien évidemment, même si je ne crois pas en être vraiment responsable, plutôt le témoin ou le catalyseur, impuissante malheureusement, pour le moment.

Il est évident qu'il se passe en ce moment quelque chose qui le dépasse et le rend profondément malheureux. Et je n'aime pas ça.

*Une page complètement griffonnée, abîmée, tachée d'eau par endroits, rageusement effacée*

Theramore, le 29 matin.

Je refuse de me laisser enfermer dans cette spirale horrible.

Je refuse de me laisser entraîner dans cet enfermement de mon coeur pour ne plus avoir mal.

Je refuse de couler au fond de ce puits de colère dont je ne peux ressortir que dure et froide.

Cette nuit, je me suis souvenu d'une soirée, il y a très très longtemps. Des gens autour d'une table, un dîner comme je devais en subir à cette époque. Tous parlaient, péroraient, riaient et moi je les regardais sans rien dire, je m'ennuyais, je n'étais pas à ma place. Je suis partie sans un mot, personne ne m'a vue quitter la table. J'étais dans une colère noire, et un profond désarroi. Je suis allée sur la plage, j'ai marché longtemps sous les étoiles, essayant de canaliser cette violence que je sentais capable de me pousser à tout casser, tout détruire, comme hier soir. Lorsque je suis revenue, plus d'une heure plus tard, personne ne semblait avoir remarqué mon absence. J'ai exprimé ma déception que personne n'aie songé à me chercher, à s'inquiéter de moi, puis j'ai parlé de ma mère, de ce sentiment d'abandon qui m'habitait déjà. Ma colère était éteinte. Mais moi aussi. C'est peut-être là, ce soir là, que j'ai baissé les bras la toute première fois. A quoi bon... Il valait mieux se taire et avancer seule, personne ne pourrait jamais comprendre ma douleur. C'est la colère qui m'avait conservé vivante, elle m'habitait toujours, mais elle était encore si violente qu'elle me faisait bien trop souffrir. J'ai dû, ce soir là, prendre la décision inconsciente de la mettre de côté ou tout au fond de moi.

Elle est ressortie hier soir. Je ne pensais pas qu'elle serait aussi vivace, aussi dure, aussi mauvaise.

Je dois tout faire pour retrouver un semblant de sérénité. Le problème... est que j'ai l'impression d'avoir laissé se réouvrir une source noire et violente, que je ne suis pas sûre de pouvoir canaliser de nouveau, si tant est que j'en ai même envie. A moins que je ne le fasse par les mots, puisque cela m'est naturel.

De l'écriture viendra peut-être ma rédemption. Après tout... n'est-ce pas ce dont j'ai toujours rêvé sans oser le tenter. Ne vivre que pour écrire. Et écrire pour vivre.

Le 31 du cinquième mois, à Hurlevent.

Nous voilà revenus sur Hurlevent, chez les Gump. Je ne m’y attendais pas du tout, mais alors, vraiment pas. A tel point que je venais même de prendre un engagement ailleurs, sur un autre projet, pour nous deux, avec son accord. Et le voilà qui, contre toute attente, me propose "un tour", sans du tout savoir pour quoi faire, juste "faire un tour en ville". Il en était même tellement décidé que de me voir avec cette robe échancrée, disponible pour une petite sieste éventuelle, ne l’a même pas fait reculer. Il serait bien resté à l’auberge pour s’occuper de mon bien être, plutôt que d’aller "faire un tour" mais je l’ai senti poussé intérieurement par une force qui le dépassait. Il "devait" m’emmener en ville, il ne savait pas encore pourquoi, mais il devait le faire.

Et là, à la terrasse du Solitaire Bleu, voilà qu’il m’annonce, ou plutôt me propose, mais comme il le fait toujours, avec une telle force en lui, une telle détermination instinctive, voilà qu’il évoque donc l’idée de revenir sur Hurlevent, afin que je m’ "épanouisse de nouveau, car c’est évident que le monde te manque, même si tu ne veux pas l’admettre. Et de toute façon, tu n’écris plus, c’est la preuve que cette vie loin du monde ne te satisfait pas".

Pourquoi cette idée que sur le moment je trouve saugrenue et totalement folle, surtout alors que nous étions ensemble sur ce nouveau projet depuis des semaines. Parce qu’il se sent mieux, qu’il a pris conscience que nous nous sommes éloignés du monde "à cause de lui en grande partie", qu’il veut faire mon bonheur, qu’il est là pour ça et pour rien d’autre, qu’il pense que désormais il saura "se tenir", qu’il saura rester gentiment non loin de moi, sans faire de vagues, juste pour être près de moi et m’aider à vivre pleinement au milieu des autres, sans être obligés de nous terrer seuls quelque part, sans craindre qu’il aille faire des bêtises, sans craindre de se faire mal l’un à l’autre en simplement vivant notre vie. Bref parce qu’il se sent de nouveau pleinement lui-même, et qu’il a envie, besoin, de vivre au grand jour et au milieu de tous ce que nous sommes devenus, le couple parfait, heureux, idéal que notre rencontre sur le petit banc non loin de la Cathédrale, lors de ce soir du 29 décembre de l'année 30, avait immédiatement laissé supposer.

Autant dire que sur le moment, même si toutes ces paroles sur mon épanouissement personnel m’ont touchée, je n’en menais pas large. Encore un changement, encore une lubie, encore un nouveau départ… Pour combien de temps, pour faire quoi, pour vivre comment… Sur le moment, j’ai pris peur et d’être allés ensemble se renseigner au Dispensaire ne m’a pas tout à fait convaincue. Certes, les choses avaient changé, certes, des personnes de qualité comme Dame Garanhir ou la Comtesse de Bayle semblaient vouloir encore faire vivre correctement la ville, certes nous aurions des amis à voir et revoir, certes je savais qu’il avait tant évolué, changé, qu’il s’était tellement apaisé qu’il ne serait plus celui qui pouvait me pousser à bout comme il l’a si souvent fait. Mais de quoi serait faite notre vie, je me posais mille questions.

Puis en soirée, nous avons cherché un logement et nos pas nous ont dirigé chez les Gump. Quel plaisir de les revoir, quelle joie de retrouver l’appartement qu’il m’avait trouvé lors de notre rencontre, quelle douceur de nous remémorer notre toute première nuit d’amour. C’est alors que j’ai compris qu’il avait raison, que son instinct l’avait poussé sur le bon chemin. Nous sommes faits l’un pour l’autre et rien, ni personne, ne peut désormais nous séparer. Tout ce qui a été vécu depuis des mois le prouve. Nous sommes le couple idéal et nous devons tout faire pour le vivre pleinement, comme nous l’entendons.

Je n’avais pas écrit dans ce cahier depuis plus de deux mois, et ce que j'y écrivais n'était pas très agréable car beaucoup d'émotions me troublaient. Mais je sens là, à ma fébrilité à reprendre la plume, qu’enfin la vie refleurit en moi, et qu’elle me remplit de joie sincère et profonde. Il fait beau, dehors, dedans, et tout autour de moi. Il est parti faire une course, je vais le voir tout à l’heure, mon cœur bat à l’unisson du sien, totalement. Je l’aime.

Le 3 du sixième mois à Hurlevent.

Toutes ces roses sur le sol ce matin… et ce petit mot pour me souhaiter ma fête… et cette après midi d’hier dans l’eau limpide du Cap … et sa présence, à tout moment, y compris avec Kyna qui n’est tout de même pas simple à gérer… je ne cesse de mesurer la chance, le miracle, que représente ma rencontre avec lui. Je ne cesse de m’émerveiller de tout ce bonheur depuis que je vis avec lui. Je suis décidément la plus heureuse des femmes, sans aucun nuage, aucune ombre, rien qui puisse venir troubler notre vie désormais, j’en suis tout simplement remplie de sérénité.

Tout à l’heure, nous sommes allés voir la Comtesse en son Manoir, j’espérais que Kyna saurait se tenir, sans oser espérer qu’elle y trouve son compte, même si je pressentais que Madame de Bayle trouverait rapidement de quoi l’interpeller. J’avais raison, ces deux là sont faites pour s’entendre. La Comtesse dans son délire a su amadouer Kyna qui n’a eu, semble-t-il, aucune difficulté à s’imaginer vivre au Manoir, d’autant que Madame de Bayle n’a pas émis d’objection au fait que « le chat » vive là bas aussi. J’espère que Kyna trouvera ses marques rapidement, je ne me vois pas du tout devoir la loger chez nous.

Surtout que… je ne peux en être sûre et je ne veux pas trop vite donner de faux espoirs à Michal, mais cette petite baignade souvenir dans les eaux du Cap m’a laissée troublée intérieurement, comme une évidence venue s’installer en moi, une petite sœur pour Dustin. Dans une dizaine de jours je ferai les examens pour le vérifier, mais je suis quasiment sûre que, comme lors de notre nuit à Baie du Butin, le désir d’enfant a trouvé de nouveau réponse entre nous hier après-midi.